par Pierre Cousineau

Bien sûr, j’avais déjà entendu parler de Gordon Neufeld, ce psychologue habitant dans le même pays que moi, même si à plus de 4 500 kilomètres à l’ouest de notre maison à Montréal. C’est dans sa province de Colombie Britannique que les effets du réchauffement climatique se font cruellement sentir en cet été 2021; je me permets de penser que si plus de personnes s’étaient rapprochées de son niveau de sagesse sur les relations humaines, nous n’en serions pas là.
C’est donc dans les derniers mois que j’ai été sensibilisé (merci, Tori Olds) à ses théories sur le développement de l’être humain. Et sa vision des choses m’a littéralement séduit. Il y a de ces moments dans une vie où l’on se dit, mais comment n’ai-je pas réalisé cela avant? Tout ceci m’apparaît d’une telle évidence que je me suis mis à en douter me disant que c’était impossible que la complexité des rapports humains actuels puisse se résumer à certains principes aussi simples. Ce n’est pourtant pas la première fois dans ma vie que j’éprouve une telle illumination soudaine sur des phénomènes humains à première vue complexes. Ainsi, j’avais vécu un réel choc il y a des décennies à la lecture de René Girard et de son interprétation du phénomène du bouc-émissaire à travers l’histoire, fondant le tout sur le simple mécanisme du mimétisme (précédant de plusieurs années la découverte des neurones-miroirs).
Une brutale émergence a fait son chemin alors que je prenais ma douche ce matin (ceux qui me connaissent n’en seront pas surpris – j’ai tant insisté sur le mode par défaut du cerveau). Moi qui viens de cette génération de psychothérapeutes dont plusieurs passaient une partie significative de leur vie en psychothérapie (surtout dans un contexte psychanalytique, ou du moins psychodynamique) me disais qu’est-ce que tant d’années d’introspection m’ont-elles finalement apporté (même si je considère aujourd’hui que cette démarche pourrait se faire en moins de temps)? La psychothérapie nous apporte surtout une chose, enlever les obstacles qui nous empêchent de nous épanouir pleinement en tant qu’être humain. Dans une entrevue de Neufeld, je l’ai entendu dire comment Carl G Jung avait eu une influence sur lui. Ça tombait bien, car j’ai éprouvé la même admiration pour cet Éclaireur (je me suis même permis quelques minutes de méditation sur sa tombe près de Zurich). Si nous avons eu droit à certains éléments essentiels de socialisation et d’éducation, nous possédons ce qu’il faut pour viser un épanouissement de nos capacités humaines, mais encore faut-il y croire. Hors la réalité incontournable, les embûches à notre épanouissement viennent de l’intérieur et ont été appris dans des contextes où nous ne disposions pas encore de certaines ressources et avions peu de chance d’y avoir accès. Or, notre mémoire s’extirpe difficilement des contextes d’origine… elle fonctionne souvent comme si rien n’avait changé. C’est justement ce que, en Thérapie de la cohérence, nous essayons de faire réaliser à notre cerveau-esprit, que les choses ont changé, qu’il n’est plus nécessaire de maintenir certaines stratégies qui apparaissaient vitales dans notre passé lointain ou récent.
Dans la carte anatomique du modèle problématique de la réalité avec solution que nous utilisons en Thérapie de la cohérence les niveaux 3 (Solution – Évitement) et 4 (Problème existentiel évité) sont souvent les grands inconnus au départ; ils font partie de ce qui est traité implicitement par notre cerveau. Et cette construction du monde, de soi ou des autres constituant le Problème existentiel est ce qui devra être mis à jour pour en arriver à une Transformation. Or, j’ai trouvé fort éclairant ce que Neufeld peut nous apporter dans la compréhension de ce que l’on retrouve souvent au niveau du Problème existentiel. Comme Ecker tient toujours à le souligner, tous les problèmes présentés en psychothérapie ne sont pas nécessairement des enjeux d’attachement, mais il reste que dans mon expérience clinique il est fréquent qu’ils le soient. C’est donc dans cet esprit que je choisis de vous présenter le modèle d’attachement de Neufeld.
Neufeld, à partir d’un long travail d’intégration, en est arrivé à identifier six étapes dans le processus d’attachement. Mentionnons d’emblée qu’il considère que l’attachement d’un enfant est optimal lorsqu’il l’est à des personnes qui sont responsables d’elle ou de lui (parents, bien sûr, mais aussi grands-parents, enseignants, etc.). C’est un point très important pour lui, car il insistera beaucoup sur le fait que l’attachement à des ami.e.s, avant une véritable individuation, ne devraient jamais remplacer l’attachement à des personnes qui sont responsables de nous, d’où le titre « punché » de son livre, « Hold On to Your Kids: Why Parents Need to Matter more than Peers. » Nous y reviendrons.
Voici donc selon Neufeld, les six formes, de simples à complexes, par lesquelles passent l’attachement lors du développement d’un enfant et qui, si bien négociées, conduiront cet enfant humain à devenir un.e adulte individué.e et responsable. Le type d’attachement retrouvé chez une personne indique en quelque sorte à quel niveau de développement elle fonctionne.
1. S’attacher par les sens
Cette première et primitive forme d’attachement repose sur l’objectif de maintenir une proximité physique avec la personne à laquelle on s’attache, que ce soit par l’odeur, la vue, le son ou le toucher. Il est facile d’en saisir l’importance lorsque cette proximité est menacée ou coupée, l’enfant manifeste panique et protestation.
Des formes plus complexes d’attachement l’intègrent évidemment sans problème – pensons à une relation amoureuse entre deux personnes bien individuées; la proximité physique n’en sera nullement exclue!
2. S’attacher par mimétisme
Imiter les gens auxquels on est attaché, chercher à leur ressembler.
C’est probablement ce qui m’a le plus frappé lorsque j’ai vu grandir mes petits-enfants. En cet air de téléphones mobiles, je me rappelle très bien de la période où Zac transformait en téléphone à peu près tous les objets lui tombant sous la main et où il ne cessait de répéter « Allo! » comme s’il répondait à un appel. Ma fille m’a dit qu’un jour une intervenante de la garderie (crèche) lui a demandé si elle était souvent au téléphone! Durant cette période, j’ai été fasciné par la puissance de ce mode d’apprentissage que Neufeld relie de façon fort cohérente à l’attachement. Il souligne aussi avec pertinence qu’il joue souvent un rôle prédominant dans l’attachement entre adolescent.e.s – combien il est frappant de les voir porter les mêmes vêtements, employer les mêmes expressions, etc. Pour Neufeld, l’accrochage à ce stade précoce de l’attachement témoigne de la limite d’un attachement à des pairs qui ne sont pas dans une position de responsabilité vis-à-vis de l’autre.
Cette forme d’attachement se manifeste aussi dans le phénomène de l’identification où le soi se fusionne avec un.e autre idéalisé.e… Zac qui devient César l’espace d’un instant.
René Girard dont j’ai parlé plus tôt allait jusqu’à avancer que le désir humain reposait souvent sur le mimétisme en ce sens où j’en viens à imiter le désir de l’autre et que ce désir maintenant partagé pour le même objet devient une source potentielle de conflit (envie, jalousie).
3. S’attacher par possession et loyauté
L’autre devient ici notre possession, c’est « ma » maman, « mon » papa. Cela se généralise aussi à des objets, c’est « mon » ourson.C’est évidemment cette aspiration à la possession qui expliquera plus tard des exigences absolues d’exclusivité de certaines amitiés ou autres relations proches.
C’est par ailleurs la loyauté qui peut fonder l’obéissance aux êtres auxquels nous sommes attachés… et non pas, comme le souligne Neufeld, des techniques de parentage (punitions, récompenses, conséquences, etc.). Par exemple, il explique les difficultés « d’obéissance à l’autorité » à l’adolescence par des transferts d’attachement à d’autres figures de leurs groupes d’appartenance, un peu comme un.e conjoint.e qui aurait une liaison à l’extérieur de la relation conjugale!
4. S’attacher en s’ingéniant à devenir important.e aux yeux de quelqu’un
Comme l’a si bien souligné Dumesnil dans « Le destin psychique de l’enfant », l’existence psychique prend naissance dans le regard de l’Autre possédant un pouvoir de signification sur nous… « regarde-moi, maman… regarde-moi, papa. » Encore ici, il est préférable que la personne qui possède ce pouvoir de définir qui nous sommes, ait la capacité et l’intention de favoriser notre épanouissement optimal.
L’enfant a besoin (beaucoup d’adultes sont restés accrochés à ce stade) de se sentir important.e aux yeux des personnes qu’il ou elle valorise. C’est une façon de s’assurer d’une proximité; on tient à une connexion avec les personnes qui nous sont chères.
Mais cette quête de reconnaissance de l’autre introduit un important potentiel de vulnérabilité, être blessé.e par la réalisation de ne pas avoir d’importance pour cet Autre tant valorisé.
Il est ainsi facile de concevoir qu’un enfant sensible puisse littéralement être broyé.e sous l’effet de l’indifférence ou du rejet et que l’impact sur la construction de soi peut être dévastateur. Or, voici un enjeu pouvant facilement se retrouver au niveau du Problème existentiel d’une carte de schéma. Et l’on peut facilement imaginer des solutions (niveau 3) comme l’évitement du rapprochement dans les relations, une soumission visant l’approbation, etc.
5. S’attacher à travers les sentiments
L’enfant pré-scolaire développe une tolérance à une certaine distanciation physique alors que les sentiments d’amour permettent le maintien d’une proximité émotionnelle avec le secours de l’image du parent. À ce stade, l’intimité se trouve aussi à reposer sur les sentiments de chaleur, d’amour, d’affection.
Mais cela se trouve en même temps à élargir le territoire de la vulnérabilité. Comme le dit si bien Neufeld, offrir son coeur le met à risque d’être brisé. Encore ici, nous sommes dans le paysage de Problèmes existentiels potentiels. Par exemple, offrir mon coeur risque de me conduire à éprouver une souffrance insupportable. Pensez à une première peine d’amour qui ne pourrait être régulée par des ressources internes et externes suffisantes face à cette marée noire devenue intolérable.
Dans le modèle de Neufeld, les formes d’attachement vont en se complexifiant. Et si un niveau devient construit comme étant trop dangereux, la personne va alors s’accrocher à des modes antérieurs moins vulnérables. C’est ainsi que le mimétisme conduisant à se fondre dans le groupe pourra se maintenir comme la forme d’attachement privilégiée; moins de souffrance au prix de moins de complexité et de qualité relationnelle (moindre souffrance privilégiée à une pire souffrance).
Neufeld ne cesse de marteler que chez des jeunes qui ne sont pas encore pleinement individué.e.s, une personne ayant un rôle de responsabilité à leur égard a plus de chance de tenir compte des besoins et vulnérabilités de l’enfant qu’un pair, même s’il y a évidemment des exceptions à la règle (par exemple, un adulte pervers narcissique).
6. S’attacher en permettant un authentique accès à soi
L’attachement optimal en est un où il y a un espace pour être totalement entendu.e et compris.e par l’Autre, incluant toutes nos vulnérabilités. On se retrouve alors dans la zone où le risque est très élevé parce que cet Autre peut ne pas nous comprendre vraiment (pas de véritable réalité partagée) et même nous rejeter. J’ai toujours été fasciné comme thérapeute d’apprendre de la part d’un.e patient.e qu’une partie d’eux est restée cachée à leur partenaire de plusieurs années; vivre dans la plus grande intimité avec quelqu’un sans lui donner accès à une intimité subjective. Cette question du Questionnaire sur les schémas de Young le traduit bien: « Aucune personne que je désire ne pourrait rester proche de moi si elle savait qui je suis réellement. »
L’évitement du risque de partage de ce niveau d’intimité (niveau 3 – solution) nous prive par ailleurs de ce que l’attachement peu offrir de plus riche. Je laisse parler Neufeld : « Il n’y a pas de proximité qui puisse surpasser le sentiment de se savoir compris.e tout en continuant à se sentir aimé.e, accepté.e, bienvenu.e, conviée à exister. »
Encore ici, il est très facile d’imaginer comment ces enjeux peuvent créer des prédictions de souffrance entraînant la nécessité d’y trouver des solutions qui se manifesteront en symptômes lors de consultations psychologiques.
Apprentissage statistique
Sophie (Côté) et moi avons tiré le précieux concept d’apprentissage statistique du modèle de Neufeld. Il est incontesté que l’enfant a des besoins d’attachement. Or, à travers ses interactions, principalement avec ses parents, il va développer un modèle prédictif quant aux réponses qu’il peut s’attendre à recevoir lorsqu’il exprime des besoins. Il va s’y adapter, dans les cas moins heureux, en cherchant à minimiser sa souffrance. Par exemple, le schéma Carence affective (Thérapie des schémas) va prédire qu’il n’y aura pas de réponses à une quête d’affection, de compréhension… la solution pourrait alors aller jusqu’à ne plus reconnaître la présence de ces besoins, ce qui ne serait qu’une version de multiples solutions possibles.
Si vous êtes intéressés, le modèle de Neufeld offre une telle opportunité de cohérence aux problèmes graves que peuvent présenter plusieurs jeunes adolescent.e.s comme le suicide, l’automutilation, la rupture brutale de relations proches avec les parents, etc. Comme je l’ai écrit au début de mon texte, la simplicité de ses explications est à la fois convaincante et déconcertante… mais en toute apparence, on y retrouve une fascinante cohérence. Le modèle vaut certainement un détour.
Note: Hold On to Your Kids: Why Parents Need to Matter more than Peers est un livre écrit avec Gabor Maté en 2004, puis réédité chez Vintage Canada en 2013. La traduction française a été publiée aux Éditions de l’Homme en 2005 sous le titre de « Retrouver son rôle de parent. »